[REPLAY] La science face à la défiance

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Lors de la conférence du conseil scientifique du Centre Teilhard de Chardin du 25 avril 2024, Pierre Corvol, professeur émérite au Collège de France et médecin, et Éric Charmetant, philosophe des Sciences, se sont interrogés sur les causes, les conséquences et les remèdes possibles face à la défiance en la parole scientifique. Catherine Larrieu, coordinatrice scientifique du Centre Teilhard de Chardin, a animé la discussion autour de ces questionnements.

Le temps d’une confiance aveugle dans la science n’est plus, a rappelé Catherine Larrieu. Certes, les Français font globalement confiance à la science pour résoudre les grands problèmes de l’humanité, mais leur niveau de confiance s’effondre pour des sujets sensibles comme la vaccination, les nanotechnologies, le nucléaire, les OGM, …. Il existe de nombreuses raisons à cette défiance : l’instrumentalisation de la science, la révélation de fraudes spectaculaires et de conflits d’intérêt, la manipulation de l’information, la difficulté de compréhension par le public du raisonnement médical ou statistique, opinions et fake news. Comment décrire et comprendre ces évolutions, comment y faire face ?

Quelles sont les conséquences sociétales d’une remise en question et d’une perte de confiance de la parole scientifique ?

Pierre Corvol cita d’abord la définition de la confiance afin de mieux répondre à cette question. La confiance vient du latin confidere, se fier. C’est donc une espérance ferme que l’on place en quelque chose ou quelqu’un, avec la certitude de sa loyauté. Il y a ainsi une notion de dépendance, qui est acceptée lorsque l’on place sa confiance. Elle peut évoluer en fonction du temps, être immédiate ou plus longue à se former. Le mathématicien Pointcarré disait en 1910 que la « Science est morale ». Aujourd’hui, ces mots seraient inaudibles : cette forme de confiance en la science s’est érodée au fil du temps. Cette définition situe la confiance comme adressée à une personne plutôt qu’à un domaine, remarqua Catherine Larrieu, ce qui est généralement le cas lorsque l’on accorde notre confiance.

Ainsi, comment peut-on faire confiance en la science alors qu’elle n’est pas une personne ?

Pour Éric Charmetant, la confiance dans la science est reliée à une confiance dans des personnes faisant vivre celle-ci, appartenant elles-mêmes à une communauté (les scientifiques), régie par un certain nombre de valeurs, explicitées dès le ?  : l’universalisme, le partage de la connaissance, le désintéressement, le scepticisme organisée.

Cependant, le monde de la science a bien évolué depuis le ?. Comme l’explicite Pierre Corvol, le volume de productions scientifiques et d’acteurs dans ce domaine a explosé ces dernières années. Chaque année, 2 à 4 millions d’articles scientifiques sont publiés. Entre 2014 et 2018, l’effectif des chercheurs a augmenté trois fois plus vite que la population mondiale, avec une présence accrue des nouveaux arrivants en recherche (Chine). La pression de l’objectif de publication – publish or perish – et l’apparition de revues prédatrices ont aussi influencé le paysage de la recherche. Tout cela a eu un impact sur la perception des sciences par les citoyens et sur la crédibilité de la parole des scientifiques.

Comment les sciences sont-elles perçues par la société civile ?

Les études menées avant la crise du covid révèlent que 90% des Français estiment que les innovations scientifiques et technologiques ont un impact positif pour eux comme pour la société en général, explique Pierre Corvol. Mais 75% s’estiment dépendants vis à vis des avancées de la science et de la technologie. Ils portent de grands espoirs dans la science pour guérir des maladies (ex. du Sida), résoudre des problèmes environnementaux et même combattre la faim dans le monde. La confiance dans la parole scientifique dépend néanmoins du sujet abordé : la confiance est grande sur le sujet des énergies renouvelables mais faible sur la question des OGM, par exemple. Bien qu’en progression, la défiance en la parole scientifique peut paraître relativement modérée ; des niveaux de défiance beaucoup plus marqués sont constatés vis-à-vis d’autres acteurs de la société, comme les politiques ou de grandes entreprises, complète Éric Charmetant. Les causes de la défiance en la science sont multiples ; elles sont aussi d’autant plus difficiles à identifier que la mise en doute fait partie intégrante du processus de progression de la Science.

Cette mise en doute de la parole scientifique faisant partie d’un processus scientifique, y a-t-il aussi d’autres causes ?

La science s’autorégule et progresse effectivement par des controverses. Mais pour Pierre Corvol, d’autres causes sont à l’origine de cette défiance, car il faut différencier le doute scientifique du scepticisme dogmatique. Tout d’abord, la difficulté de compréhension de sujets complexes est une des premières limitations à l’acceptation d’une vérité, parfois difficilement palpable. Ensuite, les scandales et les fraudes, dans le secteur pharmaceutique par exemple, contribuent à décrédibiliser la parole scientifique. La méfiance à l’encontre d’un gouvernement et de ses institutions peuvent aussi expliquer cette baisse de confiance. Enfin, les erreurs de communication sur les connaissances de la science, que ce soit dans les médias traditionnels ou sur les réseaux sociaux, amplifient ces phénomènes de défiance et amplifient ainsi la propagation de désinformations. Cette mise en doute de la vérité scientifique puise aussi ses origines dans l’intensification et l’apparition d’autres régimes de production de la connaissance, explique Éric Charmetant. Par l’agnotologie, qui est l’étude de la production délibérée de doute et de propagation de l’ignorance, il a été observé que des mécanismes de production et diffusion du « non-savoir » peuvent être mis en œuvre par certains, dans leur intérêt. Un exemple célèbre est celui de l’industrie du tabac qui instrumentalisait la parole de médecins afin de vanter les vertus des cigarettes. Ce genre de point de vue, en empêchant l’émergence de consensus scientifique sur certains sujets, rend difficile une réhabilitation de la vérité scientifique.

Comment réhabiliter ou consolider un rapport de confiance entre science et société ?

L’éducation est primordiale pour rétablir cette confiance, continue Éric Charmetant. Il est important que les élèves comprennent comment est effectuée la recherche. Il faudrait aussi s’intéresser aux vertus des scientifiques, qu’il serait bon de favoriser dans la société. En plus de mettre en place des outils et des services utiles pour démasquer les fakes news, il est aussi primordial, pour Pierre Corvol, de promouvoir une recherche intègre afin de crédibiliser la parole scientifique et d’éviter son instrumentalisation ; la mise en place de la politique d’intégrité de la recherche en 2017 a su poser des bases en ce sens. La garantie de la liberté de la parole scientifique est essentielle pour que celle-ci inspire confiance.

La recherche scientifique est-elle libre ? Quelles sont les repères pour apprécier et garantir la liberté de la science ?

La déclaration de Bonn sur la liberté de la recherche scientifique, publiée en 2020 par l’Union Européenne, est un repère adéquat sur les critères de liberté de la recherche, indique Pierre Corvol. Ce texte engage les gouvernements européens à mettre en place un système de surveillance de la liberté académique et de protection de la recherche contre toute intervention politique. Des pressions – politiques ou économiques – peuvent en effet exister sur l’orientation ou la diffusion de résultats. Cette initiative européenne vise ainsi à renforcer la confiance du public dans la science. Liberté de définir les questions de recherche, liberté d’expression d’opinion, droit de partager, diffuser et publier ouvertement les résultats font partie des conditions sine qua none de la liberté de la recherche. Le dernier point énoncé reste délicat, car aujourd’hui encore, les articles ne sont pas publiés ouvertement et les revues contrôlent la diffusion des données scientifiques. De plus, l’apport de fonds publics dans le financement de la recherche rend légitime un suivi de leur usage. La science ouverte doit être plus développée en France, et dans le monde. Un libre accès aux données pourrait donner l’image d’une science moins opaque et ainsi inspirer plus confiance. De même, les projets de science participative contribuent à sa meilleure compréhension par le grand public, réduisant la défiance et le scepticisme face aux résultats et à la remise en question des données. Pour Éric Charmetant, faire des liens, décloisonner et instaurer un dialogue entre disciplines scientifiques et avec le grand public est important pour consolider la parole scientifique.

Les origines de la défiance en la science sont multiples et complexes. Le paysage actuel de la confiance en la parole scientifique ainsi que certaines causes de cette défiance ont été présentés et discutés par les conférenciers, apportant des éclairages à la fois scientifiques, philosophiques et sociologiques. De nombreuses autres questions ont aussi été abordées, lors de la conférence ou pendant la séance d’échange avec le public :

Quels sont les impacts de l’accroissement du financement de la recherche par des appels à projets et des grands cadrages sur la défiance en la Science ? Quelle est la place de la démocratie dans le choix des programmes ?

Quels sont les outils à disposition pour lutter contre les fakes news ?

Quels sont les mécanismes naturels de mise en doute dans la recherche ?

Les pressions internes à la recherche (publish or perish) ne sont-elles pas en partie responsable de la défiance ?

Quels est l’impact des sciences participatives sur la relation de confiance ?

Quelles sont les relations entre science et politique ?

La confiance dans la science peut être rétablie par de nombreux moyens. Pierre Corvol en retient trois à la fin de cette conférence :

(i) Promouvoir l’éducation scientifique, le sens de l’observation et l’esprit critique ; et ce dès l’école primaire.

(ii) Accroitre la confiance et le dialogue mutuel entre le public, le scientifique et le politique.

(iii) Enseigner les principes fondamentaux d’éthique, de responsabilité et d’intégrité.

Voir le support de Présentation de la Conférence