[REPLAY] Science et spiritualité en terre d’Islam

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Lors de la conférence du 7 mars 2024 proposée par le conseil scientifique du Centre Teilhard de Chardin, Inès Safi, physicienne quantique s’intéressant à la philosophie et l’histoire des sciences et musulmane, a parcouru l’histoire des sciences en terres d’Islam, sujet mal connu dans la culture occidentale. Thierry Magnin, docteur en sciences physiques et docteur en théologie, catholique, l’a accompagnée et a amorcé ensuite des échanges avec elle sur ce sujet.

Par l’analyse et les exemples apportés, elle a souhaité déconstruire des idées reçues qui portent sur les rapports entre sciences et Islam. Elle a aussi brièvement abordé les relations entre la science en terres d’islam et ses développements en Europe occidentale chrétienne, sans en faire l’objectif principal de la conférence.

La signification du terme « terres d’Islam » permet déjà une première compréhension des rapports entre sciences et Islam. Le terme « terres », au pluriel, voulu par Inès Safi, rappelle la pluralité des cultures, des religions et des ethnies qui se cachent derrière le mot « Islam », qui désigne une civilisation complexe. Cette réalité plurielle rend difficile d’envisager un concept unique de science « islamique » ; elle fait écho au fait que les sciences sont avant tout une aventure interculturelle.

 

Comment les sciences ont-elles évolué et se sont-elles cultivées en terres d’Islam ?

De nombreuses idées reçues existent sur les liens qu’entretient l’Islam avec les sciences : manque d’originalité des pensées, qui seraient reprises des grecs ; absence de « révolution scientifique » en terre d’Islam par rapport à l’Europe ; ou encore le rôle exclusif des scientifiques européens pour les grandes découvertes. Le livre d’Al-Ghazali en 1111 marquerait la fin du développement des sciences au Moyen-Orient, par son attaque virulente de la philosophie. De plus, les invasions mongoles au XIIIème siècle ainsi que les croisades, responsables d’un déclin de pouvoir du monde arabe, seraient aussi liées à cet arrêt du développement scientifique en terres d’Islam. Certaines de ces idées ont été développées et répandues lors de la colonisation, afin de justifier celle-ci par la « civilisation des indigènes ». Elles ont été cependant remises en question par des recherches académiques sérieuses, explique Inès Safi. Des universitaires, comme George Saliba, montrent qu’il y a eu un développement des méthodes scientifiques, l’apparition de nouvelles disciplines scientifiques et un essor particulièrement remarquable après le XIIème siècle ainsi que la poursuite des échanges avec l’Europe jusqu’au XVIIIème siècle.

 

Quelles sont les dynamiques sous-jacentes au développement des sciences en terres d’Islam ?

Tout d’abord, Inès Safi a insisté sur le fait que la situation de paix au Moyen-Orient, la « Pax Islamica » (D. Gutas) issue de la fin des guerres entre sassanides et byzantins, permet une circulation des savoirs et des manuscrits, favorisée par l’utilisation d’une langue commune : l’arabe. La pluralité des cultures se rencontrant en terres d’Islam catalysa une certaine originalité des pensées.

Ensuite, de nombreuses traductions de textes grecs en arabe ont été réalisées, avec une sauvegarde des manuscrits presque systématique dès le VIIIème siècle par les gouvernements en place. Les activités linguistiques et scientifiques déjà entamées permettaient aux scientifiques arabes de comprendre et de traduire les textes.

 

Quelles ont été les influences théologiques de l’Islam sur les sciences ?

La théologie islamique a influencé de plusieurs manières la science qui s’y développait. Inès Safi en a explicité de nombreux exemples. Les institutions religieuses entretenaient des bibliothèques et des scientifiques. De nouvelles disciplines scientifiques y ont été développées, motivées par la pratique religieuse (trigonométrie sphérique pour déterminer la direction de la Mecque, etc.). En plus du rôle des valeurs religieuses (rigueur, sincérité, etc.) dans la mise en place d’une science crédible, basée sur l’observation, l’Islam, par sa critique de la cosmologie d’Aristote, libère les scientifiques de la distinction entre monde sub et supra lunaire. Cela facilite la recherche des lois physiques régissant d’une façon similaire ces deux mondes. La création est de plus considérée comme une image de Dieu dans un miroir ; son étude permet donc d’accéder à Lui. Ces nombreux apports ont permis l’acquisition de savoirs disruptifs (ex : l’héliocentrisme) ainsi que l’émergence chez des scientifiques arabes, d’intuitions qui ont pu amorcer des visions originales ; notamment la place de la Terre dans l’Univers (« La terre et les cieux ne représentent qu’une goutte dans l’océan », Al Ghazali) ou l’évolution des espèces (Nasir-Din Al-Tusi).

Inès Safi a terminé son exposé, en présentant quelques exemples de scientifiques arabes ainsi que leurs contributions. Citons Ibn-Al Haytham pour l’optique (XIème siècle), avec l’investigation et la méthodologie fondée sur la mathématisation et l’expérimentation, ou Sarra Al-Halabia (XIIIème siècle), médecin célèbre et poétesse, etc. Elle a aussi souligné leur honnêteté intellectuelle, qui les empêchait d’affirmer des affirmations scientifiques (tel l’héliocentrisme) par des preuves.

Ainsi, lors de cette conférence, Inès Safi a montré comment des aspirations religieuses et spirituelles ont contribué à l’originalité des sciences et au développement de leurs méthodes, réfutant ainsi de nombreux préjugés sur les liens entre sciences et Islam. Elle suggère qu’une étude plus approfondie de ces liens permettrait de favoriser le dialogue des cultures et l’exploration et la (re)découverte des travaux des chercheurs arabes de ces périodes.

Un dialogue s’est engagé entre la conférencière et Thierry Magnin, qui a porté sur la théophanie, l’exégèse, et les théories de l’évolution. Des questions du public ont ensuite été exprimées et plusieurs d’entre elles ont permis une évocation très rapide d’autres sujets que cette conférence ne développait pas : les liens entre sciences et Islam après le XVIIIème siècle, l’impact des recherches sur la science européenne, les apports de la science européenne à la science en terres d’Islam, etc.