[Résumé] L’actualité de la pensée de Pierre Teilhard de Chardin

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Dominique Lambert, physicien et professeur de philosophie à l’Université de Namur et, Thierry Magnin, physicien et théologien, ont apporté des éclairages théologiques et philosophiques sur ce sujet lors d’une conférence du Centre Teilhard de Chardin introduite par Catherine Larrieu, coordinatrice scientifique du centre, le 23 novembre 2023.

 

En quoi la pensée de Teilhard de Chardin est-elle encore stimulante aujourd’hui ?

Dominique Lambert a commencé la conférence par expliquer en quoi Teilhard de Chardin peut encore aujourd’hui être considéré comme un « prophète pour notre temps ». Ainsi, il souligna que l’importance de Teilhard ne réside pas seulement dans une philosophie de la nature littérale, mais plutôt dans une perspective plus profonde qui intègre la cosmogénèse, la biogénèse et la noogénèse.

Dominique Lambert nous met en garde contre une interprétation trop littérale des concepts teilhardiens.

Les images que Teilhard de Chardin utilise doivent être comprises comme des « paraboles géométriques », exprimant quelque chose de plus profond et dépourvues de relent ésotérique. Il insista aussi sur le fait que Teilhard était un scientifique et pensait donc comme tel : ses diagrammes sont des outils de réflexion plus que des représentations littérales. Une des modifications les plus importantes apportée au livre Le Phénomène Humain, à la demande de ses amis théologiens, a d’ailleurs été de retirer du livre une dizaine de pages contenant des schémas, par prudence par rapport à l’utilisation des concepts scientifiques dans la pensée de Teilhard de Chardin.

Le professeur a ensuite continué son intervention par le développement de l’épistémologie du rapport entre science et foi :

De quelle manière Teilhard de Chardin appréhende-t-il les rapports entre la science et la foi ?

 

Dominique Lambert explicita la façon dont Teilhard de Chardin abordait les rapports entre science et foi. Teilhard de Chardin insistait sur la cohérence plutôt que sur la concordance entre science et religion. Il utilisait l’image de méridiens, un pour la science, un autre pour la foi, qui se rencontrent aux pôles sans jamais se croiser, pour illustrer cette idée. Il ne cherchait pas à faire émerger le théologique du cosmologique, ni l’inverse, mais plutôt à changer de perspective pour voir le monde à partir du point de vue de l’humain pensant et croyant.

Le prologue du Phénomène Humain intitulé « Voir » souligne que la révélation ne peut pas être extraite de la science ; mais en changeant notre regard après avoir déployé les connaissances scientifiques, il est possible d’apporter une signification et une cohérence supplémentaires. Il considérait l’humain comme le centre de construction de l’univers. L’humain, en tant qu’observateur, introduit une intelligibilité à l’Univers, et cette compréhension est renforcée lorsque l’on considère également le phénomène chrétien. La prise en compte de l’humain et du chrétien permet de voir une cohérence dans l’Univers évolutif. Selon Dominique Lambert, la conversion du regard est un aspect souvent oublié par ceux qui ont commenté Teilhard de Chardin, mais explicité par Henri de Lubac dans Pensée religieuse du Père Teilhard de Chardin : il faut quitter la science pour voir la réalité avec les yeux de la foi.

Ainsi, les rapports entre la science et la théologie dans la perspective du jésuite sont basés sur la recherche d’une cohérence qui émerge lorsque l’on change de point de vue pour voir l’Univers à partir de la foi. Cette approche permet de respecter l’autonomie des deux domaines tout en évitant le concordisme ou le séparatisme, et de « revitaliser » une épistémologie des rapports entre sciences et foi.

Catherine Larrieu demanda ensuite comment la recherche de Teilhard de Chardin d’une cohérence entre les réalités scientifiques et la pensée théologique est actuelle pour penser l’avenir du monde et la paix, utile pour contribuer à une philosophie politique.

Comment une lecture « politique » des écrits de Teilhard de Chardin peut-elle nous aider à penser le monde aujourd’hui ?

Dominique Lambert a mis en lumière la pertinence actuelle de la pensée de Teilhard de Chardin, en particulier à travers son ouvrage Le Phénomène Humain. Écrit en réaction à la crise mondiale des années 30 et la montée de nationalismes, situation face à laquelle il cherche comment penser des réponses, cet ouvrage a fait l’objet de censures initiales mais dont aucune n’a mis en avant de problèmes doctrinaux majeurs dans la perspective teilhardienne. Il insista sur la vision de Teilhard de Chardin en matière de paix et de relations internationales, mettant en avant la nécessité et la perspective d’une synthèse entre la personnalisation et la socialisation pour éviter les écueils de l’individualisme excessif et du totalitarisme. Cette vision reflète celle de la Doctrine Sociale de l’Eglise. L’optimisme du Père trouve par exemple écho dans la recherche scientifique et les institutions éducatives : les réseaux de laboratoire de recherche s’échangent des idées et des informations, et de tous cela émerge un résultat. C’est une véritable union des consciences, une noosphère qui fonctionne ! La vision de Teilhard de Chardin offre ainsi une lueur d’espoir dans des temps incertains ; nous avons besoin de son optimisme pour penser demain.

L’écologie est une des grandes questions de notre époque, à la fois scientifique et sociétale. C’est pourquoi Thierry Magnin prit ensuite la parole pour exposer les relations entre la pensée de Teilhard de Chardin et l’écologie intégrale du Pape François, montrant ainsi toute l’actualité de la pensée du jésuite.

« L’aboutissement de la marche de l’univers se trouve dans la plénitude de Dieu, qui a été atteinte par le Christ ressuscité, axe de la maturation universelle » (Laudato Si).

Thierry Magnin explique que le Pape François reprend ici une idée majeure de Teilhard de Chardin, qui s’inscrit dans la tradition de pensée du Christ universel qui attire à lui et récapitule la totalité du monde créé. De Alpha à Omega. Cette Christologie cosmique, développée par Teilhard de Chardin, rejoint des traditions de pensée de plusieurs Pères de l’Eglise et se trouve au fondement même de la proposition d’une écologie intégrale.

De plus et très concrètement, de nombreuses pensées « écologistes » de Teilhard de Chardin sont très actuelles, comme celles que l’on peut trouver dans Les singularités de l’espèce humaine de 1954 : « Au train dont vont les choses (trop d’hommes et trop de gaspillage par la faute des hommes), sol et sous-sol des continents risquent, avant très peu de siècles, de se trouver épuisés. A vue d’œil, c’est notre capital évolutif qui disparaît… ». Dès ces écrits datant des années 50, Teilhard de Chardin alerte : « c’est l’économie toute entière qui s’est trouvée remise en question ». Et pour le scientifique jésuite, ces constats et alertes ne peuvent s’inscrire dans la perspective d’une évolution de l’homme vers son accomplissement toujours plus grand que par un surcroît de science et de sagesse.

Catherine Larrieu souligna le fait qu’il y a une lucidité de ces écrits sur l’écologie et sur l’éthique dans les pensées de Teilhard de Chardin, que Thierry Magnin vient d’exposer, et demanda ensuite :

Comment fait-il le lien entre lucidité scientifique, appel à une ambition scientifique et sa foi ?

Thierry Magnin expliqua la perspective de Teilhard de Chardin sur la relation entre la christologie et l’évolution. Teilhard de Chardin insista sur la préparation du monde par Dieu, nécessaire à l’avènement de Jésus, intégrant la nature, le soleil et l’ensemble de la création dans ce processus de préparation. La venue de Jésus ne se limite pas à sa naissance, mais inaugure un mouvement de transformation du monde, impliquant la « christification » de l’ensemble du cosmos. Thierry Magnin, en illustrant son propos par différentes références bibliques, telles que Colossiens 1,15-20 et Éphésiens 1,10, ou de Pères de l’Eglise dont St Irénée, montre comment la vision du Christ cosmique développée par Teilhard de Chardin se situe dans leur continuité. La métamorphose du monde et de l’humain sont interprétés comme des manifestations de la croix et de la résurrection. « Depuis la création du monde jusqu’à sa consommation en Dieu, à la fin des temps, c’est un unique processus qui se réalise : l’assimilation du monde, par le Christ universel, qui, progressivement, le fait devenir son corps ». Cette vision de la croix relie le sacrifice du Christ non seulement à la réconciliation des hommes, mais aussi à celle du cosmos.

Comment cette vision du Christ Cosmique rejoint-il et inspire-t-il le « Tout est lié » de Laudato Si ?

A travers le « tout est lié », le Pape François, met en avant la connexion entre la « clameur de la terre » et la pauvreté comme éléments centraux de la fraternité. Le Christ Cosmique peut être vu comme ce qui fait l’union de l’ensemble du cosmos. ; il relie entre eux les divers éléments de l’Univers, la dimension créatrice de Dieu et sa dimension rédemptrice qui appellent une vision systémique, trinitaire et intégrale de la création dans laquelle s’inscrit le  « tout est lié » de Laudato Si.

Thierry Magnin souligna ensuite la responsabilité humaine dans la transition écologique vers cette compréhension, notamment en considérant la noosphère comme une communion des consciences, une intelligence collective nécessitant une communication profonde entre les individualités pensantes.

La conférence s’est terminée par une séance de questions-réponses autour de l’actualité de la pensée de Teilhard de Chardin. Le public a pu notamment poser les questions suivantes, approfondissant la compréhension de l’actualité de la pensée de Teilhard de Chardin :

« Quelle est la place actuellement de la pensée de Teilhard de Chardin ? »

« Quelles implications politiques peut apporter la pensée de Teilhard de Chardin, surtout au moment de l’anthropocène ? »

Pour conclure, les conférenciers soulignent en quoi la pensée de Teilhard de Chardin est encore stimulante aujourd’hui. Elle recherche une cohérence dans les rapports entre science et foi. Ensuite, la perspective d’évolution vers une union des consciences de la noosphère permet d’envisager une synthèse entre la personnalisation et la socialisation et évite les écueils de l’individualisme excessif et du totalitarisme. Enfin, le Christ Cosmique se trouve au fondement même de la proposition d’une écologie intégrale portée par le Pape François ; la pensée de Teilhard éclaire la profondeur du « tout est lié » du Pape.

  • Retrouvez l’intervention complète de Dominique Lambert ici
  • Retrouvez le support de présentation de Thierry Magnin ici