Quelles Lumières pour aujourd’hui ? Comment faire progresser l’idée de progrès ?

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« Le Centre Teilhard de Chardin se propose, d’être un lieu de dialogue entre sciences, technologie, sciences humaines, philosophie, éthique et spiritualité » (cf. charte du Conseil Scientifique ).

Pour éclairer les questions choisies pour la conférence inaugurale du Centre, les 6 membres du Conseil Scientifique ont croisé leurs réflexions : Dominique Degoul, directeur du CTDC ; Etienne Klein, physicien et philosophe des sciences ; Inès Safi, physicienne en mécanique quantique ; Thierry Magnin, physicien et théologien ; Eric Charmetant, philosophe des sciences ; Philippe Trouchaud, dirigeant expert en cyberintelligence ; Dominique Lambert, physicien et philosophe.  

 « Quelles Lumières pour aujourd’hui ? »

Pour introduire cette question, Dominique Degoul invite à replonger dans le projet des Lumières, projet magnifique porté par des penseurs se voulant à la fois savants et citoyens. A la fin du XVIIIeme siècle, Kant comme Condorcet portent la vision d’un passage vers un monde « où chacun penserait par soi-même ». Ils anticipaient des transitions, qui seraient lentes certainement, et une articulation temporairement nécessaire entre l’autorité de l’Etat et celle d’une élite savante rendant disponible pour tous une vérité.

Cette vérité scientifique devait à terme rendre superflues les institutions délivrant une instruction publique, quand « chaque homme enfin trouvera dans ses propres connaissances, dans la rectitude de son esprit, des armes suffisantes pour repousser toutes les ruses de la charlatanerie ». De ce progrès scientifique devait ainsi naître un progrès moral, un progrès de l’homme lui-même.

Sans nier les apports de la science depuis deux siècles, un constat s’impose : la trajectoire n’a pas été celle anticipée par Kant ou Condorcet dans une vision quasi-divinisée du progrès scientifique et technique : nouvelles formes de charlataneries via les réseaux sociaux, impacts des guerres démultipliés par les progrès de la technique, de même que ceux de l’exploitation de ressources naturelles. Un progrès qui devient menaçant pour la vie sur terre ? pour la conception que nous nous faisons de l’être humain ? L’idée de progrès peut-elle progresser assez pour devenir à nouveau une boussole pour notre action ?

Mais l’idée même de progrès est-elle encore présente dans notre pensée actuelle ? Le constat partagé par Etienne Klein interroge : le mot « progrès » n’existe plus dans l’espace public aujourd’hui. Sa fréquence d’utilisation décline depuis 40 ans, jusqu’à quasiment disparaître. Son remplacement par le mot « innovation » est-il une simple modernisation du discours ? Dans l’idée des Lumières, portée par Kant, le progrès est doublement consolant : il oriente vers un futur meilleur pour nos enfants, il donne un sens à l’effort à faire aujourd’hui pour configurer le futur de façon crédible et attractive. Par l’idée de progrès, le temps et l’effort deviennent constructeurs.

Or ce que porte le mot « innovation » contredit cette idée de progrès. Au XIVeme siècle, l’innovation désigne un avenant dans un contrat : ce qu’il faut changer pour maintenir l’existant, pour que rien ne change trop. L’Europe, aujourd’hui, porte très fortement l’idée d’innovation, citée 307 fois dans les 50 pages de Horizon 2020 ; mais pour répondre à des défis de plus en plus graves et menaçants. C’est l’état critique du présent qui réclame l’innovation, et non une certaine idée désirable du futur.

Pourquoi a-t-on renoncé au mot « progrès » ? La philosophie des Lumières était d’une naïveté incroyable : penser un embrayage automatique allant du progrès scientifique jusqu’au progrès politique et moral a été dénoncé ensuite par l’histoire. Qu’il y ait de bons mathématiciens ne conduit pas nécessairement à libérer des peuples d’un pouvoir tyrannique.

Mais plutôt que de liquider l’idée de progrès, comment la faire progresser, sans la limiter aux rhétoriques précédentes ? Si les penseurs des Lumières venaient aujourd’hui découvrir notre société et s’en étonner, leurs yeux nous aideraient à comprendre là où nous sommes allés plus loin que leurs espérances et là où nous avons régressé.

La raison, notamment scientifique, était un élément essentiel des Lumières. Mais Inès Safi souligne le besoin de considérer plusieurs types de raisons. La raison scientifique a, bien sûr, joué un rôle essentiel, mais elle a, malgré elle, encouragé aussi une certaine « naïveté » qui a débouché sur le scientisme du XIXème siècle. Outre les progrès techniques, elle donne aussi à la science un pouvoir d’autorité, par le critère de la vérité.

La science transforme ainsi aussi notre façon de voir le monde, de nous voir nous-même, ainsi que nos rapports à la nature et aux autres.

Vouloir débarrasser la science d’idées de portée métaphysique a conduit à privilégier une vision mécaniste, dont témoigne la physique classique, et qui est encore enseignée au lycée aujourd’hui. Avec une vision réductionniste : réduire ce qui nous entoure à des entités séparées pour pouvoir l’expliquer ; séparer l’objet du sujet pour acquérir une objectivité ; séparer en entités de plus en plus petites pour simplifier.

Ce réductionnisme méthodologique s’est introduit aussi dans nos esprits, dans notre existence, induisant une réification de tout : des concepts, de l’amour, du salut, de Dieu lui-même parfois pensé comme une « chose » très efficace. Cette réification facilite l’appropriation et sert le paradigme économique, avec aussi des risques d’alimenter la cupidité et la domination.

Mais nous nous coupons ainsi de l’Infini ; par compensation, nous cherchons les infinités d’objets, de possibilités ouvertes par les technologies. Une rationalité mécaniste desséchée, désenchantée, peut aussi avoir un effet dans notre rapport à la religion, par une valorisation de la « mécanique » du rituel et du déterminisme. Et la voie de la raison démonstrative ne conduit qu’à une seule solution.

Or, la recherche remet en question cette vision mécaniste. Le CTDC peut aider au débat philosophique. Il faut se rappeler que Dieu n’est pas absent de la tradition des Lumières. Dieu nous permet de voir et comprendre les choses. Aimer et connaitre le monde est une des voies vers l’amour et la connaissance de Dieu.

Pour revisiter l’idée de progrès, Thierry Magnin nous entraine dans une réflexion au cœur des préoccupations d’aujourd’hui : comment les technosciences peuvent-elles être, non pas des obstacles face à l’urgence écologique, mais au service de celle-ci ?

Et il invite à relire Teilhard de Chardin, dont des écrits datant de 1954 sont surprenants par leur actualité. Ces textes sont sans détours sur l’importance de la « crise biologique de l’hominisation », qui remet en question « l’économie planétaire tout entière » et par laquelle « à vue d’œil, c’est notre capital évolutif qui disparaît ». Mais ces textes appellent aussi à toujours plus de science, toujours plus d’ambition – et l’ambition c’est la montée de la conscience notamment -, toujours plus de sagesse pour que l’humanité soit dans les prochains siècles « mieux nourrie et mieux équipée encore qu’elle ne l’est aujourd’hui ». Le rapport du GIEC dit aussi qu’il faut encore agir.

Thierry Magnin évoque la posture du chrétien :  souvent méfiant face à la science mais citoyen du monde, acteur du monde universitaire, technophile vigilant, qui a accès à l’atelier de la création divine. Le Pape François n’est pas un technophobe ; mais il interpelle : « Jamais l’humanité n’a eu autant de pouvoir sur elle-même et rien ne garantit qu’elle s’en servira toujours bien » (Laudato Si’).

Le constat que tout est lié fonde un appel fort à l’éthique, à l’importance à donner à la dignité et aux cris de la personne vulnérable, à renouveler la notion de performance dans une perspective d’écologie intégrale.

Cette recherche dépasse bien sûr les cercles religieux. Le pari réparateur espérant que la technologie va tout solutionner s’associe ou contraste avec d’autres scenarii, avec en toile de fond une écologie intégrale qui relie très fortement les qualités de vie environnementale, sociale et personnelle et où l’anthropologie chrétienne peut apporter dans une recherche commune. Un beau sujet sur le progrès.

Poursuivant cette réflexion, Eric Charmetant se centre sur les acteurs et les bénéficiaires du progrès, question souvent impensée. Il rappelle les paroles de Galilée soulignant la nécessité de l’apport des scientifiques mathématiciens, sans lesquels l’univers ne peut être compris, pour que la philosophie ne soit pas « une errance vaine dans un labyrinthe obscur ». Ce pouvoir des mathématiques pour dévoiler les lois cachées de la nature a vraiment été un moteur du progrès.

F Bacon va très loin et y voit même un enjeu sotériologique : la connaissance contribue à rétablir l’homme dans la souveraineté et puissance qui étaient les siennes au moment de la création du monde. Depuis, cette présence de l’idée de salut dans le progrès s’est beaucoup réduite, bien qu’elle demeure parfois dans certaines recherches médicales.  Mais l’idéal scientifique est porté par l’idée de progrès.

Pourtant la question des acteurs et bénéficiaires du progrès est peu abordée : un progrès porté par tous et pour tous, comme Condorcet l’imaginait mais que l’histoire contredit ? ou pour quelques-uns ? L’histoire confirme les obstacles multiples pour un progrès au service de tous : compétition, course à la suprématie économique et la domination, minoration ou mépris d’autres formes de raison ou cultures. D’où un progrès placé au service de la société la plus avancée techniquement ?

Aujourd’hui, le partage des sciences et techniques est mis en danger. Comment réfléchir à nouveau à un progrès au service du bien commun de l’humanité ? qui puisse renoncer à certaines recherches pour éviter des formes exacerbées d’asservissement de l’être humain ? K Merton proposait quatre éléments : l’universalisme, le partage, le désintéressement, le scepticisme organisé dans les sciences.

 

Les entreprises sentent le besoin de ce type de réflexion que va porter le CTDC, se trouvant souvent en limites dans la quête de sens. C’est en observant le monde de l’entreprise comme consultant, que Philippe Trouchaud explore ceci.

Aujourd’hui, les dirigeants d’entreprise placent massivement la technologie comme priorité d’investissement : digitalisation, numérisation, … Et cet investissement fort est perçu par eux comme urgent, avec un doublement financier prévu d’ici 5 ans au niveau mondial. Un constat : même si certains le souhaiteraient, on ne freine jamais le développement et la diffusion de l’innovation technologique.

Et pourtant ceci est associé à beaucoup d’angoisse. 40% des salariés pensent que leur métier aura disparu dans 5 ans ; et de fait, certains métiers disparaissent, y compris des métiers récents comme celui de développeur informatique, en train d’être balayé brutalement par l’intelligence artificielle.

L’OCDE prévoit des changements très forts et rapides dans les emplois. Tous ces acteurs font confiance au fait que la technologie portera des évolutions importantes.

Pourtant, un paradoxe : 72% des français indiquent ne plus avoir confiance dans la technologie. Les exemples récents sont nombreux. Ils n’ont donc pas confiance dans le progrès porté par les entreprises. Des entreprises le constatent, et des responsables politiques aussi estiment nécessaires des réflexions sociétales, faisant appel à des valeurs et pouvant ouvrir sur des besoins de partage, de solidarité avec ceux qui auront du mal à s’adapter (même aux USA, malgré la place des valeurs libérales de ce pays).

Une autre marque de ce manque de confiance en la science : la part des jeunes qui pensent que la terre est plate …

Alors, comment faire évoluer la conception du progrès ?

Dominique Lambert propose quelques axes pour penser ceci, à partir d’un constat : le progrès est souvent pensé en références à des intérêts partiels ou partiaux, conçu dans des sphères closes (entre disciplines, entre intérêts économiques ou de groupes humains, …).

Or pour que l’idée de progrès puisse évoluer, il faudrait redonner sa place à l’idée de finalité, d’horizon déterminé par une confiance en un sens profond de l’humain et de l’histoire.

Donc il faudrait d’abord situer le progrès par rapport au bien commun et non plus à des biens particuliers ; pour éviter par exemple de progresser dans un espace géographique tout en régressant dans l’espace du partage ou de la justice.

Le droit a sa place dans ceci : les institutions internationales de recherche mais aussi celle du champ diplomatique. Des finalités plus globales et plus profondes sont à rechercher : la justice, le respect de la dignité des personnes.

Le progrès ne pourra évoluer que dans le cadre d’une éthique de la fraternité, qui intensifie la relation et qui vise toute l’humanité et son bien commun. Avec une conséquence très concrète : pour cela, l’idée de progrès devra prendre comme règle et repère de ne pas laisser de côté les plus vulnérables : l’individu ou la nation exclus par le progrès, le plus pauvre qui ne peut pas y avoir accès.

L’analphabétisme scientifique et les fractures numériques sont le signe d’un progrès qui n’évolue pas dans la bonne direction. Dans le tradition biblique et évangélique, Teilhard de Chardin ouvre des pistes sur la souffrance qui peuvent être étendues. La considération de ceux qui risquent d’être exclus du progrès est un ressort possible pour le progrès lui-même : en leur donnant toute leur place comme références du bien commun, que la technologie ne peut ignorer.

Des réactions et questions ont ensuite été partagées, reprenant et croisant les approches et questionnements ouverts par les membres du Conseil Scientifique.

Etienne Klein a fait remarquer que le surcroit de technologie rend paradoxalement superflu l’accès à la science en proposant un usage intuitif de systèmes très complexes dont personne ne connait le fonctionnement ; nos smartphones en sont un exemple frappant. Le constat est partagé d’une sorte d’échec de la vulgarisation scientifique, mise à mal notamment par les réseaux sociaux, d’une certaine défiance par rapport à la science ; mais ceci appelle aussi à s’interroger sur les conflits entre vérité scientifique et vérités de perceptions plus expérimentales ou intuitives, parfois en conflits, d’où un besoin renforcé d’explication, en y donnant le temps nécessaire, et de méthode.

Le rapport entre mondes scientifiques et politiques a aussi été évoqué, le deuxième ayant besoin de décider et de simplifier tout en tenant compte d’intérêts et enjeux différents, alors que le premier doit laisser ouverte la recherche de plus de vérité en se confrontant à la complexité et parfois essayer d’éviter des réponses binaires.

Plus largement, laisser leurs places à différentes autres formes d’intelligences – émotionnelles, spirituelles, existentielles… – doit conduire à une place plus forte de la culture du débat, y compris dans l’éducation ; ceci parait indispensable à plusieurs intervenants et participants pour rechercher le bien commun dans la complexité. Tout au long de la conférence, beaucoup de réflexions sur le progrès renvoient au partage du savoir et à la notion de bien commun.

 

> Voir le replay de la conférence d’ouverture du 2 juin 2023